Histoire d’eau: une enquête haletante sur l’eutrophisation des lacs

image de la savante folle batifolant dans son lac favori.

C’est l’été, et on se précipite vers une trempette rafraîchissante ! Mais pourquoi les eaux de nos lacs deviennent-elles gluantes et pleines d’algues?

La réponse dans ce livre publié par les Presses de l’Université de l’Alberta,  The Algal Bowl: Overfertilization of the World’s Freshwaters and Estuaries, par  David W. Schindler et John R. Vallentyne, spécialistes en biologie lacustre, spécialité de feu mon oncle Robert Lagueux, limnologue. Des Albertains écologistes, oui ça existe!

The Algal Bowl : Overfertilization of the World's Freshwaters and Estuaries

The Algal Bowl est un texte très pointu sur l’eutrophisation des eaux douces et des estuaires. Le livre comprend des cartes, photos, graphiques, mesures, statistiques. C’est une mine d’informations beaucoup plus fiables que des rumeurs ou des sites internet, et c’est pour cela que j’ai jugé utile de vulgariser son contenu.

Le titre est une allusion au fameux Dust Bowl des années 1930.

« In 1974, John R. Vallentyne predicted that by the year 2000 we would be living in an environmental disaster he called the Algal Bowl. Just as the Dust Bowl of the 1930s was created by misusing western farmland, he forecast that the continuing misuse of lakes could only lead to water degradation. « 

Au point de vue littéraire, je dois noter que le livre est très bien écrit, que le style comporte des très belles images.

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Résumé de l’intrigue

On relâche de la chnoute, beaucoup de chnoute (matière fécale, engrais, donc matière organique) dans les eaux douces. La chnoute, pour se décomposer, absorbe l’oxygène dissous dans l’eau. Oxygène que les poissons, eux, n’ont plus à leur disposition, donc ils meurent, couic! D’autres organismes prennent leur place, modifiant les écosystèmes aquatiques.

L’euthrophisation des lacs est un meurtre silencieux dont les efflorescences d’algues bleu-vert (algal blooms), les cyanobactéries, nous avertissent. Ces microorganismes existent depuis plus de trois milliards d’années et sont naturellement présentes dans les lacs et les rivières, mais à de faibles densités, ce qui ne cause pas de trouble. Car, en forte concentration, les cyanobactéries, loin d’être de gentils végétaux, elles sécrètent des substances très toxiques qui tuent les poissons (et parfois, des baigneurs).

Comme les lacs sont peu bavards par nature, ce sont les chercheurs qui ont lancé les cris d’alarme, aussi tôt que dans les années 1960. En recueillant des observations et en faisant des analyses de l’eau des lacs affectés et des lacs intacts, les enquêteurs ont découvert trois suspects: le carbone, l’azote, le phosphore.  Lequel de ces trois éléments détient le contrôle de l’eutrophisation?

Interrogatoire de témoins: les lacs Mendota et Monona

Le phénomène d’eutrophisation a été observé des 1907, en Europe, pour décrire les changements dans les écosystèmes aquatiques causés par une hausse de l’apport de  nutriments provenant des plantes vers l’eau.

L’étude de cas de deux lacs de la ville de Madison (Wisconsin), les lacs Monona et Mendota, illustre l’impact du défrichages et de la culture avec engrais sur la faune et la flore du lac.

Les lacs de Madison: Mendota et Monona

Les colons, arrivés vers 1840, ont déboisé et défriché autour des lacs. En quatre décennies, les forêts ont fait place à des fermes, et Madison était devenue une ville prospère.  Sauf que des phénomènes étranges sont apparus dans le lac Mendota.

Dès 1880, des explosions d’algues bleues tuent des poissons dont les corps s’échouent sur les rives. Les déchets venant de la ville de 10 000 habitants à l’époque. Pour résoudre le problème, on n’a pas coupé les cheveux en quatre: érection d’un barrage pour rehausser les eaux du lac Mendota, drainage des marais (dont le rôle filtrant n’était pas encore connu), creusage de puits pour utiliser l’eau souterraine.

Enfin, on a construit une usine d’épuration des eaux, qui enlevait la schoute et les matières organiques solides, mais laissait passer le phosphore et les nitrates. L’effluent de l’usine était déchargé dans la rivière Yahara, en amont du lac Monona.

Résultat: les eaux du lac Mendota retrouvent leur clarté; par contre, le lac Monona  montre des symptômes inquiétants: des algues bleues-vertes s’épanouissent, poussées par le vents pour former des « matelas »  puants flottant sur les rives, au point que les résidents fuient leurs maisons lors des grandes chaleurs de l’été.

Aux grands maux les grands moyens: envouèye le sulfate de cuivre pour tuer ces vilaines algues!  On n’avait pas peur des produits chimiques à cette époque. De 1926 à 1936, 27 à 45 tonnes métriques (60 000 à 100 000 livres) de ce poison ont été déversés chaque été dans le lac Monona. Couic!

Traitement chimique au sulfate de cuivre du lac Monona -Photo: Madison Dept. Public Health

Ces additifs et les algues mortes forment des couches de sédiments riches en cuivre… qui sont toujours présentes. Attention à ne pas touiller le fond du lac!

Pendant ce temps, fidèles à leurs bonnes habitudes, les autorités construisent en 1928 une autre usine d’épuration qui déverse ses effluents dans la rivière Yahara, cette fois en aval du lac Monona! Problème réglé? Observez bien la photo ci-dessous… Les petites flèches vertes montrent le sens de l’écoulement des eaux.

Lacs de Madison (photo originale de Mike Kakuska pour la présentation de Richard C. Lathrop (2009) J'ai tracé les petites flèches en vert pour montrer le sens de l'écoulement des eaux.

Le lac Monona récupère, sauf que les lac Waubesa et Kegonsa, qui reçoivent ces eaux, développent – Ô surprise! –  des symptômes d’eutrophisation, avec efflorescence d’algues bleues, poissons morts, etc.

Ciel, que faire? Appliquer joyeusement du sulfate de cuivre…

Quant à la pauvre rivière Yahara en bas des lacs, ses eaux sont en piètre état. Tous ses poissons ont été tués par une explosion d’algues bleues en 1954.

Les scientifiques enquêtent, et mettent vite le doigts sur les sources ponctuelles de pollution, comme les égouts domestiques. Toutefois, on ignore les sources diffuses comme les engrais provenant des cultures.

Un autre problème se pointe à l’horizon: la pêche des gros poissons encourage la prolifération des algues. Comment?

Allez hop! Cascade trophique !

Les gros poissons mangent les p’tits poissons.
Les p’tits poissons mangent le plancton animal.
Le plancton animal mange les algues.

Quand on pêche trop les gros poissons, on se retrouve avec plus de petits poissons, donc il reste moins de plancton animal, et donc… plus d’algues, qui coupent la lumière vers le fond!!! C’est la cascade trophique, que j’ai illustrée ci-dessous.

Cascade trophique, mon interprétation d'un diagramme original de Brian  Parker et Lara Minja  en p. 173

C’est une interprétation libre d’un diagramme du livre en page 173 avec les niveaux trophiques.

Après les traitements chimiques, les manipulations biologiques

Fort de cette découverte, on s’est dit: ensemencons les lacs de poissons prédateurs, et ainsi on aura moins d’algues! Entre 1987 et 1999, 2.7 millions de jeunes dorés jaunes (Walleye), 170 000 brochets et plus de 100 millions de tout petits brochets (northern pike) et  dorés ont été jetés dans le lac Mendota. La clarté de l’eau s’est améliorée.

Toutefois, la rumeur a vite circulé parmi les amateurs de pêche sportive, qui ont convergé en grand nombre vers le lac Mendota. La pression de pêche, 6 fois la normale, a amoindri l’impact de la biomanipulation.

Aujourd’hui, les eaux des lacs sont en meilleur état qu’au début du XXe siècle, mais la population humaine grandissante (Madison étant la capitale du Wisconsin), et l’accumulation dans les sols saturés d’engrais font que même en stoppant la pollution, le ruissellement de surface lessiverait encore des nitrates et des phoshates pour plusieurs dizaines d’années (p.27).

Sur la carte suivante, les régions en rouge vif sont urbanisées, tandis que les beaux mauves représentent les terre humides, ces filtres naturels essentiels. Notez la grande surface des terres agricoles en jaune.

Madison - Usage du sol près des 4 lacs, carte réalisée par Tom Simmons, WDNR, tirée de la présentation de Lathrop (2009)

Des études récentes montrent que la restauration de la qualité de l’eau vaudrait 50 millions, en considérant les écosystèmes perdus.

Je vous encourage à consulter la belle présentation couleur de Richard C. Lathrop, Controlling Eutrophication in the Yahara Lakes: Challenges and Opportunities, présentée lors du Spring 2009 Community Environmental Forum UW-Madison Nelson Institute of Environmental Studies, en janvier 2009.

L’enquête progresse…
3 suspects

Revenons aux trois suspects dans cette affaire.

Les recherches ont mené les enquêteurs à soupçonner le phosphore d’être l’élément contrôleur dans la croissance des plantes. Les micro-organismes consomment les nutriments dans un rapport C/N/P optimal  d’environ 100/(4 à 5)/1. « Environ » car le ratio optimal C-N-P varie en milieu aquatique ou terrestre.

Le consensus s’est établi dès les années 60 parmi la communauté scientifique: le coupable, c’est surement le phosphore! Et du coup, on notait les effluents des villes, riches en phosphates provenant des détergents.

Tout  semblait bien aller, on se dirigeait même vers une législation pour adopter le NTA (nitrilotriacétate de sodium) à la place des phosphates, un produit qui avait été le plus sévèrement testé dans l’histoire des USA.

Saviez-vous qu’on aurait pu éliminer le phosphore des détergents dès 1969? À la place, les États-Unis ont a attendu 40 ans. Pourquoi?

L’industrie savonnière contre-attaque!

Le phosphate était beau, bon, pas cher, pourquoi le remplacer? Pour protéger leurs affaires, les entreprises savonnières (US Soap and Detergent Association) ont d’abord nié le rôle du phosphore dans l’eutrophisation des lacs, malgré toutes les études.

Ils ont interprété à l’envers  les conclusions d’une étude à long terme: « non, ce n’est pas le phosphore dans le lac qui cause les algues mais la présence d’algues qui cause le phosphore« . Cet argument n’a pas fait long feu.

Des scientifique à la solde des savonniers ont proposé que l’azote était l’élément contrôleur, suite à une étude réalisée sur le lac Érié. Or, il y avait une telle quantité de phosphore disponible  en raison de la  la pollution, que l’azote est devenu l’élément limitatif.

Ensuite, par une tactique maintenant connue (Révisez la saga des pluies acides et du réchauffement climatique), les savonniers ont publié un article incendiaire qui hurlait à la chasse aux sorcières « contre » le phosphore, condamné trop vite (ignorant le large consensus scientifique qui existait). L’article a tenté de détourner l’attention en proposant le carbone comme élément contrôleur. Le but inavoué était de soulever  les passions du public pour retarder l’adoption des mesures.

Les détergents protestent

La fausse piste du carbone

En 1969, une étude avance que le le carbone, mesuré sous forme de carbone organique dissout (COD), limite la croissance des algues. Inutile de dire que les compagnies de savon ont publicisé la chose, espérant que les limiers poursuivraient la piste du carbone.

Cette hypothèse reposait sur des échantillons d’eau en bouteille qu’on soumettait à des tests en laboratoire.

Or, un lac n’est pas un bol de soupe fermé, mais un écosystème qui interagit avec l’atmosphère et le bassin versant. Le Dr. Jack Vallentyne a donc mis en marche des expérimentations en taille réelle plus fiable que des « petites bouteilles ».

Pour tester l’hypothèse, ils ont ajouté au lac 227 du phosphore et de l’azote, dans carbone. Si le carbone est l’élément contrôleur, ce lac devrait demeurer oligotrophe. Le lac 227 montre les symptômes d’eutrophisation et en quelques semaines, une éclosion d’algues bleues.

Donc, le carbone est innocent votre honneur!

Un mystère demeurait: les mesures de carbone dissout varient entre le jour et la nuit; de plus, on remarque que les algues contiennent plus de carbone dissout. D’ou vient ce carbone en surplus?

Nos enquêteurs ne se découragent pas. On appelle à la rescousse un spécialiste en échange de gaz, le Dr Broecker.  Du carbone (sous forme de sucrose) a été ajouté dans un petit lac, le lac 304.  Rapidement absorbé par les algues, le carbone est – en à peine quelques heures – relâché dans l’atmosphère sous forme de CO2.

Le carbone se maintient constant car l’excès s’envole dans l’atmosphère. Et en cas de manque, les algues gavées de phosphore puisent le carbone de l’atmosphère. Voilà l’origine de ces lectures de carbone organique dissout alors qu’on n’avait pas décelé de source de carbone!

La vérité éclate grâce au lac 226!

Au Canada, on a aménagé des lacs expérimentaux pour des suivis à long terme. Certains de ces lacs ont aidé à identifier l’impact des pluies acides, ou l’émission de mercure dans des tourbières inondées par la construction d’un barrage. Mais le clou dans le cercueil des savonniers a été planté avec le lac 226, dans le nord de l’Ontario.

Il s’agit d’un lac en forme de sablier, qu’on a séparé en deux parties. L’une d’elle a reçu les très amigos P, C, N (phosphore, carbone, azote) tandis que la partie sud n’a recu que deux amis: carbone et azote.

La réponse est dans cette image :

Lac 226 après deux mois de fertilisation

Vue  rapprochée de la séparation du lac 226, photo glanée sur le site Lake Scientist, mais provenant de l’étude du Dr Schindler (le texte de cet article sur la Toile)

scientists used a curtain to separate two sides of a Canadian Lake. Carbon and nitrogen were added to both sides while phosphorus was added to only one side. A large algal bloom and consequent eutrophication is visually evident on the side where carbon, nitrogen, and phosphorus were added.

Concluant, n’est-ce pas?

On voit le côté bleu foncé (oligotrophe, de oligo, peu et trophe, manger) et le côté beurk (vert lime, eutrophisation avancée: invasion d’algues, baisse des populations de poissons, et plein d’autres conséquences)

Comme toujours, il a fallu le patient travail des chercheurs, et une étude à loooong terme en échelle réelle sur les lacs pour parvenir à la conclusion que le phosphore détient la clef de contrôle de l’euthrophisation des lacs.

***

Le Dr Schindler continue à veiller sur les eaux fraîches de l’Alberta, non sans se mettre à dos les politiciens. Lui et son équipe ont publié en 2010 un article concernant l’impact de l’exploitation des sables bitumineux sur l’eau de la rivière  Athabasca .

Avant de publier, j’apprenais la suppression du Experimental Lake Area (ELA) par le gouvernement fédéral, dans la foulée des compressions budgétaires.

10 réponses à “Histoire d’eau: une enquête haletante sur l’eutrophisation des lacs

  1. Joel Champetier

    Très intéressant, Michèle.

  2. Merci Michèle, je cherchais quelque chose d’intéressant à lire sur le net… pas qu’il en manque sûrement, mais la savante folle ne nous laisse jamais tomber!

  3. I kept trying to write this in French, bu my written French is terrible! This is a great post. Thanks for linking to my blog, I work about 100m away from Lake Mendota so I’m glad I read this post!3

  4. Pour en savoir plus sur les cyanobactéries, voici un article pointu par l’Institut national de santé publique du Québec: http://www.inspq.qc.ca/pdf/publications/198-CartableEau/fiche_cyanobacteries_cyanotoxines_juillet_2008.pdf

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